La crise écologique est aussi une crise morale qui nous invite à « renaitre et grandir » dans une nouvelle manière d’être en relation avec tous les êtres humains et les non humains. C’est pourquoi le Pape insiste sur la conversion écologique, c’est-à-dire sur cette transformation intérieure qui nous fait choisir une manière d’être pacifique et douce dans notre Maison commune. Autrement dit, il s’agit de faire de l’écologie, d’abord une manière d’être alliée à une manière de faire.
L’éthique des vertus a formulé trois questions sur lesquelles elle fonde son approche. « Qui suis-je ? », « qui devrais-je devenir ? », « comment dois-je y arriver ? » Ces trois questions nous ramènent à l’identité et comme le dit Richard Niebuhr : « Derrière les questions de l’agir, il y a celles de l’interprétation et de l’identité. Qui nous sommes et comment nous interprétons ce qui se passe déterminera ce que nous pensons devoir être. » Les actions anthropiques dégradantes de la création nous ramènent à ces questions posées par l’éthique des vertus, mais plus profondément, elles touchent aujourd’hui à la question du sens dans le contexte d’urgence écologique. Nous pouvons donc nous interroger sur la manière dont la création tout entière est prise en compte dans notre quête de sens existentiel, notre recherche de bien-être. Que signifie pour nous être bien, vivre bien ? Comme le demande Pierre Rabbi : « une existence accomplie se mesure-t-elle à la réussite économique, politique, ou autre ? L’on constate que les choix économiques et politiques de ces dernières décennies qui ont clamé être en faveur du développement ont non seulement favorisé des injustices de toutes sortes, mais ont aussi contribué à la détérioration de notre Terre-Mère.
Que sommes-nous appelés à devenir pour que cette Terre-mère ne gémisse plus de douleur du fait de la souffrance que nous lui infligeons ? Il est vrai que nous sommes dans un monde globalisé où il y a une certaine tendance à l’uniformisation culturelle que le développement des techniques de communications favorise fortement. Toutefois, dans le domaine de la crise écologique, il est plus que jamais impérieux de nous mettre à l’école des sagesses culturelles traditionnelles. Elles nous offrent des ressources pertinentes et c’est pourquoi le Pape François insiste sur la prise en compte de ce patrimoine culturel dans la recherche des solutions écologiques dans la crise actuelle : « Il y a, avec le patrimoine naturel, un patrimoine historique, artistique et culturel… Voilà pourquoi l’écologie suppose aussi la préservation des richesses culturelles de l’humanité au sens le plus large du terme. D’une manière plus directe, elle exige qu’on fasse attention aux cultures locales, lorsqu’on analyse les questions en rapport avec l’environnement, en faisant dialoguer le langage scientifique et technique avec le langage populaire. C’est la culture, non seulement dans le sens des monuments du passé mais surtout dans son sens vivant, dynamique et participatif, qui ne peut pas être exclue lorsqu’on repense la relation de l’être humain avec l’environnement. »
L’organisation d’un synode sur l’Amazonie manifeste l’engagement de l’Eglise à être l’alliée des peuples autochtones mais aussi son désir de se mettre à l’écoute de la sagesse d’autres traditions culturelles pouvant inspirer de nouveaux chemins face aux défis écologiques. En exemple, deux paradigmes respectivement en Amazonie et en Afrique traditionnelle.
Le « bien vivre » en Amazonie.
Nous voulons toutes et tous vivre bien, vivre heureux. Qu’est-ce que cela veut dire ? Que nous voulons accéder à la « vie en abondance » (cf. Jn 10, 10). Cette vie pleine en Dieu est don au sein de la Création et se manifeste par la diversité et l’harmonie entre les éléments de la nature. L’instrumentum laboris du Synode pour l’Amazonie est éclairant sur la manière dont les peuples autochtones amazoniens se représentent le sens de cette « vie pleine ». La recherche de cette vie en abondance se fonde sur le lien harmonieux qui trace le chemin concret d’un « vivre bien » : « Il s’agit de vivre en harmonie avec soi-même, avec la nature, avec les êtres humains et avec l’être suprême, car il existe une interrelation entre tous les éléments du cosmos, où personne n’exclut personne et dans lequel il est possible de forger entre tous un projet de vie en plénitude » . Pour ces peuples, le sens existentiel prend racine dans une perception de la vie considérée comme un cheminement communautaire où tâches et responsabilités sont ordonnées au bien commun. L’individu se comprend dans ce lien qui le rattache à sa communauté, à son territoire.
« L’intégration de la création, de la vie considérée comme un tout qui embrasse toute l’existence, est la base de la culture traditionnelle qui se transmet de génération en génération à travers l’écoute de la sagesse ancestrale, réserve vivante de la spiritualité et de la culture autochtone. Cette sagesse inspire la sauvegarde et le respect de la création, en ayant une conscience claire de ses limites et en interdisant les abus. Abuser de la nature, c’est abuser des ancêtres, des frères et sœurs, de la création et du Créateur, en hypothéquant le futur. » En somme, « Bien vivre » et « bien agir » sont les modes de vie des peuples amazoniens.
Les conceptions amazoniennes (et aussi la vision chrétienne. Cf. Les béatitudes : Mt 5, 3-12) du vivre bien sont mises en crise par l’individualisme, le consumérisme, la culture du déchet et l’idolâtrie de l’argent (cf. Evangelii Gaudium 54-55). La représentation amazonienne du vivre heureux nous rappelle qu’il n’y a pas de bonheur possible si les moyens employés pour y arriver excluent autrui (humains et non humains) et n’intègrent pas le souci de l’harmonie dans notre Maison commune.
Etre-chose-d’autrui-de-Dieu en Afrique.
Il y a une proximité entre la perception amazonienne de la relation de l’homme à la nature et l’ « écologie traditionnelle africaine » ; en Afrique également, les formes traditionnelles de la représentation du cosmos sont ancrées dans une rationalité holistique qui entretient une interdépendance entre Dieu, les ancêtres, les êtres humains et les êtres non humains : « L’Afrique appréhende les choses dans leur globalité interactive sur tous les registres, environnement et société, visible et invisible, naturel et surnaturel, etc… » Toutefois, Dieu occupe le sommet de cette interaction mais comme dit Evariste Kabemba : « Chaque partenaire sort de lui-même pour entrer dans le jeu de l’autre. » C’est cette interaction qu’une des langues parlées au Congo Démocratique Ciluba (ou Tshiluba) appelle « Bende » signifiant que tout homme est « homme d’autrui » (muntu wa Bende) ou plus spécifiquement « homme d’autrui de Dieu » (muntu wa Bende wa Mvidi Mukulu) . Non seulement l’homme, mais aussi toute chose est vue comme chose-d’Autrui-de-Dieu. En somme, « ni l’homme, ni la chose, ni même le cosmos, rien ne s’appartient, tout appartient à Dieu… C’est toute une éthique altruiste, respectueuse de l’autre (animal, homme, monde) qui se met en place. » Aux questions que l’éthique des vertus pose (qui suis-je, que suis-je appelé à devenir, quels moyens) une telle représentation répond : « je suis chose-d’autrui-de-Dieu appelée à le devenir davantage par une manière d’être au sein d’une chaine de relations qui favorisent l’harmonie du Tout ». Cette manière d’être se concrétise par des vertus telles que sobriété-simplicité, justice-solidarité-partage, gratitude-tendresse etc… Notons qu’en Afrique, les étapes clef de la vie (Naissance, passage à l’âge adulte, mariage et mort) sont accompagnées par des rituels qui sont des expressions de cette connectivité avec la nature. Ces rituels ont pour objectif de forger en l’individu non seulement l’importance du respect et de la protection de la nature, mais également celle de la sœur, du frère. Nous sommes là en présence d’une écologie intégrale. « Le milieu naturel détermine les attitudes profondes, les croyances, les comportements et les pratiques sociales, le mode de vie et les systèmes de penser et les représentations mentales des individus et des groupes sociaux qui fournissent… un idéal ou un archétype de ce que signifie la vie, qui s’articule autour de la nature et la société. »
Si nous acceptons l’éducation comme pouvant être un terreau de la conversion écologique, il nous faut envisager l’éducation écologique comme dépassant désormais le cadre de l’information scientifique, économique, politique et même de l’information théologique. L’enjeu d’une telle éducation est de conduire l’individu dans une expérience transformante qui introduit à de nouvelles voies d’auto-perception aussi bien qu’à une vision holiste du monde, de l’espace et du temps. Une telle expérience tient ensemble la défense de la terre et celle de la vie car la défense de la terre n’est rien d’autre que la défense de la vie ; c’est le principe évangélique de la défense de la dignité humaine, particulièrement de celle des pauvres. L’on comprend dès lors pourquoi le document final du Synode sur l’Amazonie voit l’écologie intégrale comme la seule voie possible pour protéger cette vie donnée en abondance par le Créateur…
« … Les choses créées sont faites pour l’homme en vue de Dieu. Ce n’est pas pour que l’homme en use et en abuse à son gré, pour qu’il se les approprie, qu’il en fasse son plaisir et sa fin en ce monde ; mais c’est pour qu’elles servent à une fin plus élevée, qu’elles conduisent l’homme à Dieu. » Sainte Marie-Eugénie de Jésus (8 Août 1880.)
Viviane Sawadogo, ra.
(1)« Plutôt que d’examiner les actions et de se demander si nous devrions les exécuter ou non, les éthiciens de la vertu estiment que nous devons fixer des objectifs pour le type de personne que nous sommes appelés à devenir. Ainsi, dans la mesure où nous examinons nos vies et cherchons les moyens de nous améliorer pour l’épanouissement moral de notre monde, nous nous engageons dans une éthique de la vertu » Daniel J. Harrington, sj & James F. Keenan, sj, Paul and Virtue Ethics. Building Bridges between New Testament studies and Moral Theology, Maryland, Rowman & Littlefield Publishers, 2010, p. 4.
(2)Cf. H Richard Niebuhr, The responsible Self : An Essay in Christian Moral Philosophy, New York, Harper& Row, 1963. Cité par Williams Spohn, Jésus et l’éthique : « Va et fais de même ! » op. cit., p. 12.
(3)Pierre Rabhi, Vers la sobriété heureuse, Ed. Actes du Sud, 2010, p. 90
(4)Pape François, Encyclique Laudato si’,2015, n°143
(5)Voir l’Instrumentum laboris de l’Assemblée Spéciale du Synode des Évêques pour l’Amazonie.
(6) Instrumentum laboris de l’Assemblée Spéciale du Synode des Évêques pour l’Amazonie.
(7)Théodore Nzamba Diba Pombo, Enjeux de la dégradation de l’environnement en Afrique Crise écologique et conception négro-africaine de la vie. Approches éthique et théologique, p. 8.
(8) Evariste Kabemba, « Création, écologie et justice générationnelle », dans TELEMA n°2/09 Juillet-Décembre 2009, p. 75
(9) Je m’appuie ici sur l’article d’Evariste Kabemba déjà cité.
(10) Evariste Kabemba, « Création, écologie et justice générationnelle », p. 76
(11) Théodore Nzamba Diba Pombo, Enjeux de la dégradation de l’environnement en Afrique Crise écologique et conception négro-africaine de la vie. Approches éthique et théologique, p. 8.