Calais : règlements de comptes entre migrants

« Fou », c’est un des premiers mots de français qu’il a appris . Parce qu’ici, Beza, 21 ans, pense qu’il va finir par devenir « fou ». Il pleut à verse rue des Mouettes , au cœur de la zone industrielle des Dunes, à quelques centaines de mètres des grilles qui protègent les guérites de la police aux frontières . Beza se protège de la pluie sous une couverture de survie dont le doré ne réussit pas à éclairer la grisaille. Ils sont une dizaine, comme lui, à piétiner devant la porte de la Grande-Bretagne , serrés les uns contre les autres pour grappiller un peu de chaleur , mains tendues, autour d’un petit brasero. Parmi eux , Kidi et Isma, 20 ans, qui se disent érythréens ; Beza, lui, est soudanais. Des hommes comme les cinq, de 13 à 22 ans, qui,quarante -huit heures plus tôt, jeudi 1er février, se sont effondrés à quelques mètres de la distribution de repas. Blessés aux cervicales , au thorax, à l’abdomen et à la moelle épinière, quatre sont toujours entre la vie et la mort.


Le drame s’est joué boulevard des Justes, près de l’ hôpital , comme le dénouement d’une action qui avait commencé ailleurs. Un règlement de comptes, affirme le parquet de Boulogne-sur-Mer , survenu juste aprèsqu’une trentaine d’Afghans ont débarqué dans la file d’ attente, majoritairement composée d’Erythréens. Une heure plus tard, environ 200 Erythréens, armés de longs bâtons et, pour certains, de couteaux , remontent la rue Beau- Marais pour se venger. Le campement des Afghans, en bordure de la voie ferrée, est saccagé. Dans la zone de fret , le Transmarck, une trentaine d’entre eux doivent être protégés par les forces de l’ ordre. La vendetta reprend à la nuit tombée, lors de la distribution des repas de la rue des Verrotières. Des Afghans sont molestés, parfois à coups de pierres . Dispersés par les CRS, une dizaine d’Erythréens investissent alors l’A16. Les affrontements auront duré toute la journée.


« On a entendu ce qui s’était passé près de l’hôpital, explique Beza. La colère a vite monté. Alors, quelques-uns sont partis et, au passage , d’autres se sont joints à eux. Au début , j’ai suivi , par curiosité. Puis, quand j’ai vu que ça dégénérait, j’ai fait demi- tour… Ces types, dont ils ontcassé les tentes ou qu’ils ont tapés, n’y étaient peut-être pour rien. »


Depuis le démantèlement de la « jungle », encore occupée par 10 000 personnes en octobre 2016, ceux qui sont restés s’organisent selon des réseaux de langues et de nationalités. Chacun son territoire : aux Erythréens les zones Marcel -Doret et des Dunes, à l’est de la ville ; aux Afghans, celles proches de l’hôpital et du Transmarck, un peu plus au sud. « Bien sûr qu’il y a du racisme », explique Kidi, transi de froid et vêtu d’uneparka sans doublure dont certaines coutures ont lâché. « On ne se mélange qu’au moment des repas… Même si je suis plutôt clair de peau et si certains Afghans sont plus foncés que moi, je sais que pour eux, je ne suis qu’un Noir. Et puis ils tiennent les passages. Et le reste… Comme, avant eux, les Kurdes… »


Il y a le froid, les tentes détruites, la fatigue, l’incompréhension Le billet pour l’ Angleterre , sans garantie , coûte de 2 500 à 5 000 euros. Ce business lucratif permet à une « mafia » de prospérer. Elle ne contrôle pas seulement les terrains vagues, les petits bois, les bâtiments vides, tous les recoins où les aspirants à la traversée se réfugient, mais aussi l’accès aux parkings où se garent les camions , objets de tous les fantasmes . C’est là que les passeurs repèrent les clients, et qu’ils mettent la pression sur ceux qui sont susceptibles de payer. Les autres sont traqués et tabassés. Sans pitié. « C’est dangereux », résume Beza. Mais qu’est-ce qui ne l’est pas dans sa vie , depuis qu’il a quitté son village ? « Ce n’est pas la première fois que ce genre de violences se produit , même si, jusque-là, elles n’avaient jamais fait autant de victimes », explique une source policière . En avril  2017, après une rixe, des Afghans ont incendié le camp de Grande-Synthe pour en chasser les Kurdes. En juillet  2017, c’étaient des Erythréens et des Ethiopiens qui s’affrontaient, faisant 16 blessés. Et, le 25 novembre, 4 personnes ont encore été touchées dans un échange de coups de feu entre deux groupes d’Afghans. En 2017, pas moins de 46 filières pour le passage en Angleterre auraient été démantelées…


Beza et ses camarades sont là depuis déjà cinq mois, après l’ escaleobligée de quelques semaines à Paris, porte de la Chapelle ou gare du Nord ; survivants de l’enfer libyen, ils arrivaient d’ Italie . Depuis quatre jours, ils ont vu débarquer près de 200 nouveaux migrants qui ont un peu plus déstabilisé le fragile équilibre de la communauté forcée. « Ils ont entendu les trucs qu’a dit votre président », nous lance Kidi. Le 18 janvier, Emmanuel Macron et Theresa May, la Première ministre britannique, évoquaient l’« amendement Dubs », de nouvelles possibilités de rapprochement familial et la prise en charge de mineurs. Nouveaux espoirs, nouvelles déceptions , nouvelles tensions. « Si près du but… Et puis, il y a le froid, les tentes détruites, la fatigue, l’incompréhension. »


Plus de 95 % des migrants savent que, selon la procédure de Dublin , ils risquent d’être renvoyés dans le pays par lequel ils sont entrés en Europe.


Lors de sa visite à Calais , le 16 janvier, le président de la République avait déclaré : « Je ne peux pas laisser accréditer l’ idée que les forces de l’ordre exercent des violences physiques, confisquent des effets personnels , réveillent les personnes en pleine nuit, utilisent du gaz lacrymogène sur des points d’eau ou au moment de la distribution des repas. Si cela est fait, c’est contraire à toute déontologie. » Deux semaines plus tard , Gérard Collomb a affirmé qu’il ne voulait pas de « fixation ». Les interventions policières pour démonter les tentes faites de bâchessont quotidiennes. Ceux qui pensaient trouver une brèche à Calais affluent pour se fracasser contre « un mur, un mirage », a averti le ministre de l’ Intérieur , qui les encourage à rejoindre les CAES, les centres d’accueilet d’examen des situations, ouverts au début du mois. Où toute demanded’asile commence par une prise d’empreintes digitales…


Plus de 95 % des migrants savent que, selon la procédure de Dublin, ils risquent d’être renvoyés dans le pays par lequel ils sont entrés en Europe. Les garanties données par Bernard Cazeneuve, plus ou moins respectées, avaient permis une prise en charge massive. Aujourd’hui, les refus sont légion. Les migrants ne sont guère motivés pour aller dans les CAES. « Je ne veux pas retourner en Italie », répète Beza. La situation de Kidi et d’Isma est la même. Pour eux, l’Etat, qui annonce la prise en charge des distributions de repas – jusque-là assurées par les associations L’Auberge des migrants, Utopia 56 et Salam –, tient un double langage. La preuve : l’envoi de deux unités de police a fait grimper les effectifs des forces de l’ordre dans le Calaisis à 1 150 personnes, un nombre supérieur à celui des migrants. Depuis les heurts et les dernières destructions de tentes, Beza, Kidi et Isma dorment sur des palettes, dans un fourré, derrière la route de Gravelines. Ils se relaient pour surveiller les alentours. Selon eux, ils seraient encore une dizaine, chaque semaine, à tenter le passage. Certains avec succès. Alors Kidi et Isma sont bien décidés à continuer la route vers l’ouest, avec ou sans passeur. Beza, lui, a décidé de partir vers l’est, en Allemagne. Il ne veut pa devenir fou ».


Myriam Collon, psa.

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